28 septembre 2009

Quetzacoatl

A un certain moment de mon histoire enfantine, j'ai dit non à mon coeur. Car j'y voyais la laideur du monde réverbérée indéfiniment. Parce que j'y voyais l'insensibilité et la lâcheté des adultes. J'ai fermé la porte du coeur, par dégoût, par dépit, par défi. J'ai mis à côté de sa porte un cerbère aux dents d'acier, doué d'un cerveau minuscule, un petit robot très fonctionnel qui m'avertissait avec une sonnerie rouge-orange chaque fois qu'une faille, un entrebaîllement risquait de laisser monter des profondeurs la nostalgie crue de mes origines immaculées.

J'ai vomi le cerbère aux yeux rouges. Je l'ai vu s'agiter sous moi, traversé d'un gargouillis infâme. Puis, l'espace s'est ouvert.

Je plongeai dans le Mandala immense, les yeux écarquillés. Impossible de décrire la scène. Et je dis "impossible" non par pose narrative, mais parce que la géométrie de la scène, la sémantique de l'expérience, en ce point, cessait d'être compatible avec la géométrie du discours. Parce que tout était inclus dans l'image. Le sens, et la jouissance, et l'implication, et l'identification, et le vertige, le sentiment d'être à la fois débordé et contenu, ouvert et intense, infiniment complexe, multicoloré, et pourtant simple, absolument simple, profondément et totalement simple. Je me suis dit : c'est Quetzacoatl, il danse devant mes yeux, il danse pour moi seul, pour lui-même et pour tous. Focalisant mon attention sur n'importe quel point de l'image, ce point se révélait le contenant d'un Mandala plus petit, et ceci indéfiniment, dans l'extension comme dans la profondeur. Un spectacle infiniment ouvert et absolument dense toutefois.

Chaque point de l'image oscillait d'une couleur à l'autre au gré de son propre firmament intérieur. Toutes les images de l'univers dansaient en une seule image. C'était absolument, infiniment beau, c'était la Beauté-en-soi, la somme de toutes les beautés possibles rassemblées en une seule image synoptique. Et cette beauté n'était pas non plus une chose abstraite, que je pouvais considérer du bout d'une lorgnette. C'était, aussi, infiniment tendre, et touchant, et proche, et sensible, comme si cela jouait sur la surface d'une peau interne, qui serait située au point le plus intîme, le plus sensible de mon être. J'étais touché au Coeur par cette image, et dans cette image se révélait le visage de celui que j'ai été, que je suis et que je serai de tout temps. C'était accompagné d'un sentiment de beauté et d'harmonie, de tendresse et d'accomplissement absolus. Et ce sentiment était comme une forme inhabituelle - ou bien / absolument habituelle - de compréhension immédiate. Plus besoin de concepts ou de systèmes. La signification du spectacle oscillait à la surface du spectacle même, contenu dans le spectacle même, inclus en lui. Car chaque forme était également une rune, un idéogramme, un symbole originel dont la lecture n'exigeait aucun lexique, aucun apprentissage. Le sens Réel du spectacle se révélait au sein du spectacle lui-même, dans la pure immédiateté de son évidence. L'enfant, l'animal, le fou pouvait lire l'abaque secrète, la comprendre sans coup férir, et pourtant, ni l'un ni l'autre, ni moi ne pourrions dire le sens qui se joue là. Et aussi, d'apprendre à parler de là, de dire dans le silence du sens qui se donne là, alors on parle aux fous, aux bêtes et aux enfants d'une même langue commune, une langue d'avant la langue.

Et aussi, attention, c'est là que ça devient vraiment juteux ... L'amour du Mandala pour tout spectacle, pour toute apparition lui fait capter ma propre image le regardant. Et donc dans l'image je me vois regardant l'image. Et cette relation est à son tour captée, et je regarde l'image dans laquelle je me vois regardant l'image dans laquelle je me vois regardant l'image, et ainsi de suite, indéfiniment. Et dans la jouissance de voir cette beauté révélée, je jouis de jouir de voir la Beauté révélée, et je jouis de jouir de jouir de voir la Beauté révélée, indéfiniment, en un abyme de délice autoréverbéré ouvert en direction de l'infini du dedans. "Moi" en tant que sujet, et sujet du sujet, et sujet du sujet du sujet est à chaque fois recapté par le magnétisme amoureux du Mandala. Son étreinte est parfaite, je ne puis m'échapper de l'image, car son épaisseur est nulle. Et "moi" continue de vouloir lui échapper afin de recréer la position du témoin. Et "moi" continue d'être recapté, puis de réémerger sans cesse, dans un cycle vertigineux qui crée une amplification rétroactive de la jouissance et de toutes les qualités associés à cette jouissance. Et donc à chaque instant de l'expérience, je ressens plus de jouissance, plus de signification, plus d'harmonie, plus de beauté, plus de paix, plus de joie, plus de tendresse, en chacun des points de l'image, car en chacun des points de l'image je me retrouve à la fois comme sujet et objet de l'expérience, l'un nié par l'autre, l'un absorbé par l'autre, l'un amplifié par l'autre, comme dans un coït sans début ni milieu ni fin.

Et j'ai vu aussi Samaël, sous les atours d'une très belle femme aux yeux noirs séduire Michaël et le rendre fou d'amour et de désir. Et lorsque Michaël lui enfonçe son pieu dans le ventre, la contorsion du Dragon ne signifie pas son agonie, mais bien son ineffable jouissance.

Et là j'ai compris ce don absolu et parfait qui nous était fait à tous, humains, et qui constitue notre singularité par rapport à tous les autres règnes. Car l'animal a le Mandala aussi au centre du Coeur, mais il n'a pas le témoin dans la Tête. Il est tout pris par l'image, et ne peut s'observer observant l'image. Il vit donc en état d'absorption amoureuse permanent, absolument identifié à un aspect particulier du rêve divin qui est son propre archétype incarné. Mais l'humain a en plus cette capacité, grâce au mental, le pouvoir de s'arracher à l'étreinte amoureuse du Mandala. Tant et si bien que cela nous conduit à certains excès, dont l'agonie de la Terre est le symptôme le plus évident. Mais si nous arrivons à trouver la bonne distance entre la Tête et le Coeur, l'abyme du Sujet infiniment réverbéré dans la contemplation de sa propre image amplifie à l'infini la jouissance d'être en chaque point du Mandala. Mahasukkha.

6 commentaires:

  1. Heart and Head personified, Krishna and Shiva respect each other 'too much' (in Indian English, that is). Shiva, the absolute unmanifested, gazes at the beauty of Krishna, the perfection of manifestation; Shiva renounces all, for he feels so much love for Krishna that he wants to give him All (Svoboda). Krishna and Shiva are each other's ultimate devotees. Together they will dance at the Ajna chakra - the point where the three main nadis intersect; where the path of Bhakti and the path of Jnana join and are released of their specificities in non-duality...

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  2. ("Give him all and desire no-thing")

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  3. Tu peux tout mettre au présent. Ca n'en sera que plus fort... et plus adéquat, non ?
    Merci pour ce texte !

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  4. Bin non vu que c'est un souvenir. Quand ce sera une expérience continue, je pourrai l'écrire au présent (promis!). Mais ya de fortes chances que, quand ce sera une expérience continue, je ne puisse plus circonscrir mon esprit à l'activité d'écrire ce que je ressens ;-)

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